Challenge "Des gens qu'on aime": 12. Quelqu'un qui nous a fait découvrir quelque chose

"Hahaha! Mais qu'est-ce que c'est que ce schtroumpf!" Elisabeth jeta un regard irrité à son ami venu de France. "C'est monsieur L., répondit-elle, dans 10 minutes j'ai cours avec lui." Et moi aussi. D'accord, l'apparence de Monsieur L. avait un je-ne-sais-quoi d'inspecteur Clouzeau, il aurait pu jouer sans problème dans "Les Bronzés", mais l'apparence était des plus trompeuses qui soient. 

On était en 1986 ou 1987, et comme étudiant à Cologne, j'avais déjà quelques kilomètres au compteur, mettons la distance entre la banlieue et Paris, mais ça, je l'ignorais. D'un jour à l'autre, on est bombardé "étudiant en lettres", et du coup, on se prend beaucoup moins pour de la merde, jusqu'au jour où on commence à se demander: c'est quoi, le savoir? Et comment faire pour l'acquérir? Et une fois ce savoir acquéri, on en fait quoi? J'avais vers cette époque déjà eu un flash lors d'une discussion avec Müller-Bochat, professeur à l'ancienne, immense érudition, plutôt mal à l'aise en enseignement, toujours à lutter contre ses allergies. J'avais évoqué "Les chats" de Baudelaire, et ça lui avait suffi pour me faire un petit discours sur ce poème, comme quoi il avait été très à la mode dans les années 60 à la suite de l'analyse structuraliste par Jacobson et Lévi-Strauss, et que la mode était passée. J'étais sidéré. Quoi? On pouvait savoir ça? - Ce que j'ignorais, c'est que dans la cas du professeur, il s'agissait aussi d'expérience du savoir, et qu'il avait sans doute suivi de près cette mode, que peut-être même il y avait contribué, spécialiste du 19ième siècle qu'il était.

Je commençais donc à avoir une vague idée du savoirable, mais celui qui a vraiment fait avancer le schmilblick, c'est Gérard L., qui à l'époque était Lektor, à savoir un germaniste qui était chargé de cours de langue française et parfois donnait des cours sur ce qu'il avait envie de donner. Ç'avait commencé par "L'Extrême-Orient en littérature française", puis il avait enchaîné sur "Le mouvement intellectuel en France depuis les années 60", puis "Paris dans la littérature", puis "La Révolution française" (on était en 89). Les thèmes en soi étaient alléchants, mais ce qui frappait, c'était son plaisir d'enseigner, sa façon qu'il avait de dénicher des textes d'auteurs hors programme, de les décortiquer. J'apprenais donc à confronter les textes, de ne pas prendre pour monnaie courante les écrits juste parce que "c'est écrit", et d'adopter d'une part une attitude plus humble envers le savoir, puisque quoi qu'en lise, il y aura toujours beaucoup plus à savoir, et d'autre part une attitude insolente envers les textes, puisque classique ou pas, il ne s'agira jamais de statufier des statues. 

Comme Gérard L. était un ami du professeur K., je le fréquentais encore pendant de longues années après son Lektorat colonnais, alors qu'il était en poste à Rouen. Il venait nous rendre visite à Greifswald, participait au grand projet du professeur K, une exploration de l'opinion publique au 18ième siècle en plusieurs volumes. En 1998, j'escortai une ribambelle d'étudiants greifswaldois à Rouen, où il seraient accueillis par des étudiants germanistes rouennais; on avait d'ailleurs eu du mal à atteindre notre but, parce qu'à cause de retards de train, on était restés bloqués une nuit à Hambourg, there goes ze mythe de la ponctualité allemande. J'ai évidemment perdu le contact après mon départ pour le Mexique et donc la fin de ma carrière académique, mais je sais qu'il est maintenant en poste à la Sorbonne - et ça m'étonnerait qu'il ait perdu quoi que ce soit de sa verve et son plaisir à partager son savoir.

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