Challenge "des gens qu'on aime": 17. Quelqu'un qu'on a fréquenté que peu de temps

Iris et Ute se connaissaient depuis l'enfance. Moi, je les ai connues fin 1984, alors que je venais d'entamer mes études à Cologne. Je m'étais vite fait remarquer chez les romanistes, puisque je venais de Phrânce, d'où découlait tout mon prestige. Rapidement, je faisais la connaissance de plein de gens, qui sans doute m'abordaient avant tout pour pouvoir pratiquer leur français et un peu moins pour ma pomme importée, ce qui n'est guère étonnant vu qu'à l'époque, j'étais juste un petit con. Mais un petit con bilingue. 

Elles avaient commencé leurs études en même temps que moi, donc on se croisait souvent, on avait pas mal de cours communs. C'est peut-être au fil des semestres et quelques conversations dans la cafète qu'on a fini par lier connaissance. Elle s'étaient étonnées que je n'avais pas pris d'année sabbatique entre le lycée et la fac. "Faut d'abord apprendre la vie", disaient-elles. Touché. L'expérience de vie, c'est bien ce qui me manquait. 

Des deux, Iris était la plus intellectuelle, une universitaire née. Dans un bar à vin, on discutait en long et en large certaines idées nouvelles glanées lors d'un cours, une conversation estudiantine classique qui n'amenait à rien, mais qui était nécessaire à l'époque. J'admirais son intelligence et sa perspicacité. Toujours un sourire aimable sur les lèvres, elle savait pourtant mettre le tréma sur les a, o et u quand il le fallait. On était en discussion avec la Fachschaft, la représentation estudiantine, pour organiser une manif, et un type plus jeune et plus con que moi se la racontait. "Mais c'est complètement con ce que tu dis!", lança Iris. Et paf. A tel point que le type, quelques mois plus tard, allait arrêter de militer pour la révolution et se transformer en yuppy bien fringué. J'admirais Iris aussi pour ça. Des raisons pour se politiser, il y en avait, dans la deuxième moitié des années 80: montée de Le Pen père, assassinat de Malik Oussekine. Cependant, la politique estudiantine était à cette époque entre les mains de crypto-marxistes survivants des années 70, qui répétaient leur mantra d'extrème-gauche à qui voulait l'entendre, c'est-à-dire presque plus personne, et soutenaient ce qui restait de la bande à Baader, en attendant la chute inévitable des porcs capitalistes. On avait organisé une alternative politique qui prit de court les fossiles et qui enflamma toute la fac, on organisa quelques manifs, mort de trouille je fis un discours devant l'assemblée estudiantine et je fus cité le lendemain dans le journal local avec des chiffres que je n'avais même pas pris la peine de vérifier. Mon engagement politique allait s'arrêter là, mais avec Iris, on suivait l'évolution de près. 

Ute, avec qui je discutais au moins autant qu'avec Iris, était plus germaniste que romaniste. Elle me procura le job d'étudiant idéal: gardien de nuit dans les parkings souterrains de la ville. Comme je ne me couchais jamais avant six heures du mat' et que je commençais à avoir la peau translucide, c'était ce qu'il me fallait. Il n'y avait pas grand chose à faire, à part ouvrir les barrières manuellement pour quelques retardataires, et je finissais généralement un livre par nuit. Puis je rentrais dormir. Au bout de deux mois, j'avais assez de sous pour me payer de vraies vacances et je décidai d'aller rejoindre Ute dans le sud de la France où elle gardait une maison d'amis. Je pris le train pour Genève, où elle vint me chercher, et on passa deux semaines à Annecy, on se baignait dans le lac, on flemmardait dans le jardin, cool, elle en maillot de bain ou les seins à l'air, et moi pareil. On s'est disputé une fois pour un appel longue distance que je n'aurais pas dû donner, je l'invitais au resto le soir suivant pour me racheter, et non seulement c'était très bon, mais avec les quelques autres clients, on rigolait gentiment d'un serveur inexpérimenté qui s'emmêlait les pinceaux. Soirée idyllique dans un cadre qui l'était tout autant.

Je me rends compte que même si mes rencontres avec Ute et Iris étaient occasionnelles, se résumaient à peu de temps au total, elles étaient pourtant là durant toutes mes études et au-delà. Ute m'a envoyé une lettre alors que j'habitais déjà Greifswald, m'enjoignant de ne pas oublier "tes vieilles amies". C'est pourtant ce qui s'est passé malgré moi. 

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