Challenge "Les gens qu'on aime": 5. Quelqu'un avec qui on a étudié ou on est allé à l'école

On les remarquait tout de suite, ceux qui arrivaient d'Allemagne; leurs coiffures, leur manière de se fringuer. "On", c'était nous, les lycéens de l'École Allemande de Paris, qui étions sur place depuis des lustres, qui connaissions la France mieux que l'Allemagne, qui parlions français comme n'importe quel indigène. On savait que ces nouveaux venus allaient rester quatre ans, puis papa-môman migreraient vers un autre poste, soit dans la Heimat, soit à l'étranger.

Frank, lui, était arrivé vers 1978. J'avais presque quatorze ans, je sortais à peine d'une phase nerd hyper branchée histoire universelle, je venais de découvrir le rock, yeah, et je sentais que mes BFFs d'alors n'allaient pas me suivre sur cette voie, yeah. Comment je suis devenu pote avec Frank? Sans doute parce qu'on se retrouvait dans le même car scolaire qui nous ramenait dans nos bleds des Yvelines respectifs, moi Bailly, lui Plaisir. Et au fil des conversations, on se découvrait cette passion commune: le rock. Si bien que les autres BFFs perdirent d'abord un F, puis carrément le B.

Tandis que je ne jurais que par les Biteuls, Frank me faisait découvrait autre chose, Supertramp par exemple. D'accord, le groupe a mal vieilli, mais durant l'été 1979 on entendait l'album "Breakfast in America" partout. Même "Rock & Folk", la revue qui allait devenir ma bible quelque temps après, les avait mis en couv', titrée "Supertramp superstar". Et surtout, ils allaient donner un concert à Paris, Porte de Pantin, aux Abattoirs. On était supposé y aller en bande, mais certains parents d'élèves s'étaient inquiétés de voir leur progéniture se meler à des hordes de drogués chevelus et leur avaient payés une soirée restaurant entre eux. Et donc, tandis que ces renégats jouaient à la vie d'adultes proprets, ce qu'ils allaient devenir de toute façon, nous, on côtoyait les drogués chevelus et on trouvait ça plutôt cool. 

Le prochain groupe que Frank me fit découvrir, c'était Led Zeppelin. Arrivé jusqu'ici, une parenthèse s'impose: si on avait été vraiment cool, on aurait dû écouter autre chose, le punk, l'afterpunk, la new wawe, la no wave, la cold wave, les New Romantics, le rock industriel et j'en passe. On écoutait ça aussi, vaguement, mais on découvrait les légendes sixties et seventies, et pour nous, c'était nouveau, on adorait, sans parler que les sixties, ça faisait juste dix ans qu'elles s'étaient terminées. C'est comme si vous écoutiez aujourd'hui la musique des années 2000. Vous trouvez que The Strokes, The Hives ou The Good Charlotte sont des groupes insurpassables et que vous n'écoutez que ça? Oui? Bon, alors vous la fermez.

Au fil des mois notre amitié se renforçait. On s'invitait mutuellement et on passait les nuits à discuter les questions essentielles: devrait-on former un groupe de rock? ça fonctionne comment, les meufs? comment pourrions-nous mettre la main sur le 45tours "Immigrant Song" du Zep cuvée 1970 qui comportait une face b inédite et que personne n'avait jamais entendue? J'ai très peu de photos de cette époque; elles sont toutes restées en Europe et je ne crois pas que je les récupérerai un jour - mais en voici une: 

L'idée venait du prof de peinture qui nous a proposé de venir un jour au lycée arborant un look à l'exact opposé de celui qui nous était coutumier. Bien sûr, la plupart en profitaient pour réaliser leur phantasmes qui dans beaucoup de cas s'avéraient prémonitoires: le rocker motard en perfecto portait un costard trois-pièces de jeune entrepreneur et c'est ce qu'il est devenu; le type au look discret arrivait en habits flashy gay et c'est ce qu'il est devenu. Quant à nous deux, lui en militaire, moi en hippy, c'était à peu près ça aussi, j'y reviens de suite.

Comme prévu, Frank, après quatre ans, repartait en Allemagne et j'ai dû me réorienter vers d'autres amis. Il m'a rendu visite en 84, peu après le bac. J'avais alors une coiffure vaguement punk et j'avais mis un t-shirt sans manches avec "The Police" dessus; lui portait la barbichette et les cheveux très longs, à la manière écolo-alternative très en vogue dans l'Allemagne de l'époque. On sentait qu'on s'éloignait l'un de l'autre et vous savez comment c'est: une année d'adolescence équivaut au moins à trois années de vie d'adulte, on évolue vite.

Quand je suis parti pour Cologne y commencer mes études, c'est moi qui lui ai rendu visite, puisqu'il habitait dans un patelin tout proche. Il s'était procuré une voiture de sport japonaise qu'il avait retapé avec un copain aussi passionné de moteurs que lui. Oups? Mon tour de perdre un F et le B en moins de temps qu'il ne fallait pour dire "vroum". Pourtant, il m'a rendu visite dix ans plus tard, à Greifswald. J'étais déjà assistant en fac, et lui? Je réalisais que sa vie comportait beaucoup plus de détours que la mienne: il avait commencé par faire une formation de charpentier, puis il s'était engagé dans l'armée, puis il avait fait une formation de chauffeur de bus, puis il est devenu commissaire de police, ce qu'il est toujours. Depuis, plus de nouvelles. 

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