C'est fou ce qu'on retrouve quand on fait du rangement. L'autre jour, figurez-vous que je tombe sur ma correspondance militaire complète, dont les doux billets de mon lieutenant-colonel versaillais. Sacré lieutenant-colonel! Vers la fin, c'était à peine si on ne se traitait pas mutuellement d'enculés.

Tout commence quand j'arrive en Allemagne, en 84. Comme citoyen allemand, je sais que les militaires me contacteront dès mon inscription (obligatoire) au registre de la ville de Cologne. Je sais aussi que, comme je suis entretenu financièrement par mes parents vivant à l'étranger, je vais échapper au service militaire. Les militaires me contactent, je me fais recenser et je suis dispensé comme prévu, ouf! - du moins, tant que je ne gagne pas ma vie en Allemagne. Brêve expérience militaire dont je suis sorti tout à fait décomplexé. L'honneur, la patrie? Secondaire. Le service militaire, c'est une affaire de pognon et rien d'autre.

Je reste tranquille quelques années. Puis, un beau jour en 1988 dans une sous-préfecture de banlieue parisienne, on découvre soudain que mon frangin et moi, nous avons la nationalité française. Jusqu'alors, nous avions cru à un statut de non-résident avec immunité diplomatique et tout le tintouin - c'était le cas, mais pas au delà de dix-huit ans. Comme "on" a oublié de nous demander notre avis, nous voilà frenchysés d'office. Tant mieux, choli choli. Je repars tout fier en Allemagne avec une carte d'identité toute fraîche que je rajoute à l'autre. Qui dit "double nationalité" dit "double vie". Qui dit "double vie" dit "super-héros". C'est pourtant clair.

Forcément, les militaires français allaient s'en meler. Pour mon frangin, pas de problème, on l'a recensé à temps et il a pu faire ses trois jours comme n'importe quel pioupiou en herbe. Dans mon cas, vu le retard de quelques années, ça devenait plus compliqué:

On se propose de m'intégrer sans trop tarder au 2nd Régiment des Arquebusiers Mobiles, quelque chose comme ça, régiment qui fait partie des Forces Françaises en Allemagne. Je l'aurais parié. L'idée, a priori, n'était pas sans attrait: en tant que bilingue, j'aurais pu obtenir un poste de traducteur ou interprête et des corvées de chiottes en moins. Mais après réflexion, j'ai trouvé un peu tordu de faire partie d'une armée d'occupation chez les uns ou encore de me faire traiter de collabo chez les autres, et je n'allais sans doute pas traduire du Rilke. De toute manière, il me paraissait plus judicieux de terminer mes études. Je signale donc aux militaires français que je suis certes dispensé du service actif, mais néanmoins soumis aux contrôle militaire allemand. Je joins les documents qui l'attestent. C'est à ce moment-là que je fais connaissance de mon lieutenant-colonel: lui, il veut la preuve de mon incorparation dans l'armée allemande. Je lui réponds qu'y a pas. Il me répond que dans ce cas je suis le bienvenu au régiment sus-nommé. Je lui réponds que je suis citoyen allemand en Allemagne et que ça va pas, la tête? Il me répond qu'il n'en a rien à braire (en substance).

Le dialogue s'enlisant comme dans une tranchée de la Somme, je vais voir les militaires allemands. Je leur expose mon cas tout en laissant entendre que je préfère quand-même faire mon service chez eux. Ils n'en reviennent pas. Quelqu'un qui préfère l'armée allemande à n'importe quelle armée étrangère, ils n'ont pas vu ça depuis 1945. Ils en ont les larmes aux yeux. Pour me récompenser de mes louables intentions, ils me proposent le deal suivant: je me fais rerecenser en vue d'un service actif dès la fin de mes études, mais comme dans les années qui viennent on a beaucoup trop de recrues, on fera semblant de m'oublier. Comme quoi, quand on veut on peut.

J'envoie des documents tout neufs à mon lieutenant-colonel versaillais. Fatalitas: ça ne suffit toujours pas, a-t-il le regret de m'annoncer. J'insiste. Il insiste. Nous insistons. Je vais voir le consulat français de Düsseldorf. Là, ils comprennent très bien ma situation et trouvent un peu obsessif le comportement de mon lieutenant-colonel. Ils intercèdent en ma faveur, mais sans succès: je reçois ma feuille de route pour ce même 2nd Régiment des Archers du Roy à Bicyclette et je suis d'ailleurs invité à m'y présenter sans délai. Et tout ceci parce qu'un sous-secretaire de sous-préfecture a sous-estimé sa paperasse et oublié de me soumettre ma nationalisation à temps? Et ce serait à moi de payer les pots cassés?! No way! Chante, ô déesse, la colère d'Achille. J'ai mon diplôme en poche et j'ai maintenant le choix soit d'accepter un rarissime poste d'assistant à la fac de Cologne, soit d'aller faire le zouave et de rater ma vie professionnelle. Je ne réfléchis pas longtemps et j'écris à mon lieutenant-colonel que des obligations assez vitales m'empêchent de rejoindre le 2nd Régiment de Chair à Canon sur Patins à Roulettes. Evidemment, je me retrouve insoumis.

Pas peu cool, à vrai dire. Ça fait assez rock'n'roll, insoumis. "Hé, banane, tu sais que tu parles à un in-sou-mis, HEIN?... Ouais c'est ça, casse-toi, héhé". Pendant quelques années, je ne m'aventure pas plus au sud que Bruxelles-Midi. Puis d'autres années passent, il n'y a plus de service national et je me retrouve avec des bulletins de salaire étatiques, preuve s'il en fallait que la France sait pardonner. A moins qu'il ne s'agisse encore une fois de paperasse égarée...
 
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Rubriques "c'est quoi ces bidasseries?": Dès qu'il y a une guerre quelquepart, y a des toujours des gens pour chanter contre. C'est une manie. Catégorie "Vietnam", il y a John Lennon, avec ce titre qui allait paraître sur "Imagine" en 1971, sauf qu'ici il s'agit d'une version antérieure, complètement différente de celle qu'on connaît et disponible uniquement sur des CD pirates. Catégorie "Guerre d'Irak", voici Neil Young, dont le goût pour le protest song ne date pas de la dernière pluie de missiles. Sorti en 2006.

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